le Pirate Forum
    Les grands reflets dans les vitres de la véranda.

On a peu d'amis dans sa vie, à ce qu'on dit.

Aujourd'hui, je disais "adieu" définitivement à l'un d'eux.

J'ai l'impression d'avoir perdu un morceau de moi-même: celui qui était contenu dans le temps et le plaisir partagé qui faisait nos souvenirs communs.

Luc s'est battu contre un cancer pendant plusieurs années, à travers d'immenses souffrances.
Sa lutte l'a éloigné de nous: il voulait rester seul.
Il savait qu'on aurait aimé recevoir de ses nouvelles mais il préférait contenir tout ce temps qu'on lui aurait pris.

Luc faisait entre autres de la photo et du cinéma.

C'est avec lui qu'il y a plus de trente ans j'ai réalisé le premier film où je tenais la caméra.

Il m'a permis de me rendre compte que je pouvais avoir un regard, d'en faire une "création" artistique.

Cette après-midi, son frère nous a lu un texte que Luc a écrit alors qu'il était en "chimio".

Ce texte me bouleverse.

Il y est question de lumière, de reflets, d'images.

Le voici:


Les grands reflets dans les vitres de la véranda.

"La période la plus magnifique court de la Toussaint à la fin du mois de février.
L’automne et l’hiver 2003 ont été comme une gerbe de fleurs plongée dans une piscine de lumière.
J’étais debout à sept heures pour voir le soleil se lever.

Un peu avant huit heures, la silhouette massive de l’hôpital.
A huit heures, le poison entre dans mes veines.
A midi, je suis de retour chez moi le cœur à l’envers.

J’avais pris l’habitude de faire l’impasse sur les repas de la journée.
Un profond dégoût pour tout ce qui touche de près ou de loin à la cuisine et à la table.
Une indifférence absolue pour le vin, le téléphone, les amis et les relations humaines en général.
Il fallait qu’on me fiche la paix.

Je me battais contre tout ce qui avait envahi mon territoire.
Je n’avais plus de temps pour autre chose que pour ce combat de solitaire qui occupait toute mon attention et exigeait toutes mes forces.
C’est à cette époque de ma vie que j’ai mesuré l’importance quasi hygiénique du regard.

Regarder ne me demandait aucun effort particulier.
On passe sa vie à regarder.
Le plus souvent distraitement.
Je m’étais habitué à porter sur les choses (et parfois aussi sur les gens) un regard convenu, dépourvu de toute surprise.
J’avais sur les choses (et aussi sur les gens) un avis devenu définitif et irrévocable.

Les saisons qui passent ont infléchi cette attitude.

Condamné à vivre en résidence surveillée, je me suis tout naturellement approché des fenêtres.
Je restais des heures durant à regarder comment la vie s’exécutait devant moi.
Il suffisait que le vent vienne caresser les herbes trop hautes de la pelouse, qu’il y dessine des petites vagues éphémères pour que ma journée trouve un peu de sens.
Il suffisait d’un peu de neige en décembre, d’un vol de corneilles au-dessus des champs gelés…

Un jour, il a suffit de quelques reflets dans les vitres de la véranda.
Je fixais pour la première fois ces images multiples qui se conjuguaient, et s’entrecroisaient, ajoutant leurs lignes et leurs perspectives à d’autres perspectives et à d’autres lignes, leurs couleurs à d’autres couleurs provoquant ainsi une sorte de mutation paysagère.
Les reflets dans les vitres convertissaient ma réalité.
Ils me construisaient de nouveaux espaces en agissant aussi sur mon temps comme s’ils le dilataient.

C’est ainsi que je suis persuadé que la période la plus faste court de novembre à fin février.

Après, le soleil commence à monter dans le ciel. Il se fait parfois très dur au printemps, en été il lui arrive d’être insolent.
Alors, les reflets dans les vitres deviennent aveuglants et la mesure de la lumière prend les allures d’un pari.
On sait qu’il manquera toujours quelque chose, qu’une portion de l’image sera surexposée et qu’il faudra tricher au développement.
En été, la réalité est crue, elle néglige les nuances et rétrécit le temps.

J’attends l’automne."


Luc Hermant

  
Je répugne un peu à rompre le silence après cette lecture.
C'est un bel hommage que tu fais à ton ami en rendant public ce texte profond.

  
Je m'associe à ta peine et te remercie de nous faire partager ce texte
  • Message par Garp, mardi 9 mars 2010 à 21h53
    citer

J'ai lu ce texte en écoutant france musique et mon émotion a soudainement décuplé. Merci pour ce partage VDD :(
L'idée d'un univers infini me rend fou

  
Nous avons connu cette histoire par deux fois, deux amis...

Notre foyer aussi a été frappé, mais nous avons eu plus de chance.

Depuis lors, la futilité s'en est allée, mais nous avons cultivé l'amour de la vie, désormais plus intense. Mais on en sort transformé.
Quelqu'un qui fait des images ne peut pas être rassurant
Raymond Depardon, Errance

Flickr

  
Mon meilleur ami, presque frère, est parti de la même façon, voilà 3 ans.

Je compatis, sincèrement.
Coin.
  • Message par Tito, mardi 9 mars 2010 à 23h07
    citer

des paroles, un écrit, du vécu à la limite de la vie, une expérience de vie, respect,

grands mercis de nous faire partager cela, sûrement que ce ne sera pas en vain.

les boudhistes dont je me sens très proche, disent qu'a l'aurée de la vie, on a la possibilité de sentir certaines choses fondamentales,
plus je vis, plus j'y crois, et ce délicat et précieux témoignage, par sa lumineuse et si éclairée claire-voyance m'y conforte,

il n'y a rien de plus vrai et sublime que la vie,
ton ami est sur une bonne voie, qu'il soit remercié pour ce qu'il a senti et nous a généreusement donné.
grand merci à toi aussi de nous avoir permis de partager cela.

les mots me manquent :oops:
si ce n'est "bonne route", mes sincères pensées l'accompagnent.

Vu mon âge, je ne compte plus les départs.
Mais une tendre amie vient de s'en aller, en silence.
Rien ne peut être pensé sans son contraire.
Héraclite

Merci à vous.

Ce que je viens de vivre: la mort d'un proche de ce que je sens, de quelqu'un avec qui j'ai partagé les mêmes émerveillements c'est douloureux.

Or ce que j'aime c'est le partage du plaisir.

Ce que j'ai voulu partager avec vous, c'est l'expression de la beauté qu'a fait mon ami à travers sa souffrance.

Et je crois que nous avons en commun cette recherche du beau, qui donne du sens.
  • Message par Tito, mardi 9 mars 2010 à 23h53
    citer

Philippe VDD
...nous avons en commun cette recherche du beau, qui donne du sens.

difficile de dire "mieux"...

  
Philippe VDD
Et je crois que nous avons en commun cette recherche du beau, qui donne du sens.




Ils partent avec beaucoup de nous, mais ils nous ont tellement donné...
  • Message par HB, mercredi 10 mars 2010 à 12h13
    citer

  
J'ai perdu un ami en 99, d'un accident de moto. Brutal, et pourtant depuis son départ il m'est plus difficile de m'y habituer à cet état de fait, alors que ma maman est partie d'un cancer, foie-pancréas, après de longs mois de souffrance...
Je voudrais vous lire quelques lignes d'une chanson ( sans doute la dernière ) d' Alain BASHUNG, Angora:

Il m'aura fallu faucher les blés
Apprendre à manier la fourche
Pour retrouver le vrai
Faire table rase du passé
La discorde qu'on a semé
A la surface des regrets
N'a pas pris

Le souffle coupé
La gorge irritée
Je m'époumonais
Sans broncher

Angora
Montre-moi d'où vient la vie
Où sont les vaisseaux maudits
Angora
Sous la soie, sois encore à moi

Les pluies acides décharnent les sapins
J'y peux rien
Coule la résine
S'agglutine le venin
J'crains plus la mandragore
J'crains plus mon destin
j'crains plus rien

/....

J'ai le beau frère de ma compagne qui commence chimio et rayons, cancer du colon...
Et merde...
Putain de vie, heureusement il y a l'amour et la photo :bise:

Il y a -1943 jours payés jusqu'au 31/12/2018
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