Les grands reflets dans les vitres de la véranda.
Publié : mardi 9 mars 2010 à 21h06
On a peu d'amis dans sa vie, à ce qu'on dit.
Aujourd'hui, je disais "adieu" définitivement à l'un d'eux.
J'ai l'impression d'avoir perdu un morceau de moi-même: celui qui était contenu dans le temps et le plaisir partagé qui faisait nos souvenirs communs.
Luc s'est battu contre un cancer pendant plusieurs années, à travers d'immenses souffrances.
Sa lutte l'a éloigné de nous: il voulait rester seul.
Il savait qu'on aurait aimé recevoir de ses nouvelles mais il préférait contenir tout ce temps qu'on lui aurait pris.
Luc faisait entre autres de la photo et du cinéma.
C'est avec lui qu'il y a plus de trente ans j'ai réalisé le premier film où je tenais la caméra.
Il m'a permis de me rendre compte que je pouvais avoir un regard, d'en faire une "création" artistique.
Cette après-midi, son frère nous a lu un texte que Luc a écrit alors qu'il était en "chimio".
Ce texte me bouleverse.
Il y est question de lumière, de reflets, d'images.
Le voici:
Les grands reflets dans les vitres de la véranda.
"La période la plus magnifique court de la Toussaint à la fin du mois de février.
L’automne et l’hiver 2003 ont été comme une gerbe de fleurs plongée dans une piscine de lumière.
J’étais debout à sept heures pour voir le soleil se lever.
Un peu avant huit heures, la silhouette massive de l’hôpital.
A huit heures, le poison entre dans mes veines.
A midi, je suis de retour chez moi le cœur à l’envers.
J’avais pris l’habitude de faire l’impasse sur les repas de la journée.
Un profond dégoût pour tout ce qui touche de près ou de loin à la cuisine et à la table.
Une indifférence absolue pour le vin, le téléphone, les amis et les relations humaines en général.
Il fallait qu’on me fiche la paix.
Je me battais contre tout ce qui avait envahi mon territoire.
Je n’avais plus de temps pour autre chose que pour ce combat de solitaire qui occupait toute mon attention et exigeait toutes mes forces.
C’est à cette époque de ma vie que j’ai mesuré l’importance quasi hygiénique du regard.
Regarder ne me demandait aucun effort particulier.
On passe sa vie à regarder.
Le plus souvent distraitement.
Je m’étais habitué à porter sur les choses (et parfois aussi sur les gens) un regard convenu, dépourvu de toute surprise.
J’avais sur les choses (et aussi sur les gens) un avis devenu définitif et irrévocable.
Les saisons qui passent ont infléchi cette attitude.
Condamné à vivre en résidence surveillée, je me suis tout naturellement approché des fenêtres.
Je restais des heures durant à regarder comment la vie s’exécutait devant moi.
Il suffisait que le vent vienne caresser les herbes trop hautes de la pelouse, qu’il y dessine des petites vagues éphémères pour que ma journée trouve un peu de sens.
Il suffisait d’un peu de neige en décembre, d’un vol de corneilles au-dessus des champs gelés…
Un jour, il a suffit de quelques reflets dans les vitres de la véranda.
Je fixais pour la première fois ces images multiples qui se conjuguaient, et s’entrecroisaient, ajoutant leurs lignes et leurs perspectives à d’autres perspectives et à d’autres lignes, leurs couleurs à d’autres couleurs provoquant ainsi une sorte de mutation paysagère.
Les reflets dans les vitres convertissaient ma réalité.
Ils me construisaient de nouveaux espaces en agissant aussi sur mon temps comme s’ils le dilataient.
C’est ainsi que je suis persuadé que la période la plus faste court de novembre à fin février.
Après, le soleil commence à monter dans le ciel. Il se fait parfois très dur au printemps, en été il lui arrive d’être insolent.
Alors, les reflets dans les vitres deviennent aveuglants et la mesure de la lumière prend les allures d’un pari.
On sait qu’il manquera toujours quelque chose, qu’une portion de l’image sera surexposée et qu’il faudra tricher au développement.
En été, la réalité est crue, elle néglige les nuances et rétrécit le temps.
J’attends l’automne."
Luc Hermant
Aujourd'hui, je disais "adieu" définitivement à l'un d'eux.
J'ai l'impression d'avoir perdu un morceau de moi-même: celui qui était contenu dans le temps et le plaisir partagé qui faisait nos souvenirs communs.
Luc s'est battu contre un cancer pendant plusieurs années, à travers d'immenses souffrances.
Sa lutte l'a éloigné de nous: il voulait rester seul.
Il savait qu'on aurait aimé recevoir de ses nouvelles mais il préférait contenir tout ce temps qu'on lui aurait pris.
Luc faisait entre autres de la photo et du cinéma.
C'est avec lui qu'il y a plus de trente ans j'ai réalisé le premier film où je tenais la caméra.
Il m'a permis de me rendre compte que je pouvais avoir un regard, d'en faire une "création" artistique.
Cette après-midi, son frère nous a lu un texte que Luc a écrit alors qu'il était en "chimio".
Ce texte me bouleverse.
Il y est question de lumière, de reflets, d'images.
Le voici:
Les grands reflets dans les vitres de la véranda.
"La période la plus magnifique court de la Toussaint à la fin du mois de février.
L’automne et l’hiver 2003 ont été comme une gerbe de fleurs plongée dans une piscine de lumière.
J’étais debout à sept heures pour voir le soleil se lever.
Un peu avant huit heures, la silhouette massive de l’hôpital.
A huit heures, le poison entre dans mes veines.
A midi, je suis de retour chez moi le cœur à l’envers.
J’avais pris l’habitude de faire l’impasse sur les repas de la journée.
Un profond dégoût pour tout ce qui touche de près ou de loin à la cuisine et à la table.
Une indifférence absolue pour le vin, le téléphone, les amis et les relations humaines en général.
Il fallait qu’on me fiche la paix.
Je me battais contre tout ce qui avait envahi mon territoire.
Je n’avais plus de temps pour autre chose que pour ce combat de solitaire qui occupait toute mon attention et exigeait toutes mes forces.
C’est à cette époque de ma vie que j’ai mesuré l’importance quasi hygiénique du regard.
Regarder ne me demandait aucun effort particulier.
On passe sa vie à regarder.
Le plus souvent distraitement.
Je m’étais habitué à porter sur les choses (et parfois aussi sur les gens) un regard convenu, dépourvu de toute surprise.
J’avais sur les choses (et aussi sur les gens) un avis devenu définitif et irrévocable.
Les saisons qui passent ont infléchi cette attitude.
Condamné à vivre en résidence surveillée, je me suis tout naturellement approché des fenêtres.
Je restais des heures durant à regarder comment la vie s’exécutait devant moi.
Il suffisait que le vent vienne caresser les herbes trop hautes de la pelouse, qu’il y dessine des petites vagues éphémères pour que ma journée trouve un peu de sens.
Il suffisait d’un peu de neige en décembre, d’un vol de corneilles au-dessus des champs gelés…
Un jour, il a suffit de quelques reflets dans les vitres de la véranda.
Je fixais pour la première fois ces images multiples qui se conjuguaient, et s’entrecroisaient, ajoutant leurs lignes et leurs perspectives à d’autres perspectives et à d’autres lignes, leurs couleurs à d’autres couleurs provoquant ainsi une sorte de mutation paysagère.
Les reflets dans les vitres convertissaient ma réalité.
Ils me construisaient de nouveaux espaces en agissant aussi sur mon temps comme s’ils le dilataient.
C’est ainsi que je suis persuadé que la période la plus faste court de novembre à fin février.
Après, le soleil commence à monter dans le ciel. Il se fait parfois très dur au printemps, en été il lui arrive d’être insolent.
Alors, les reflets dans les vitres deviennent aveuglants et la mesure de la lumière prend les allures d’un pari.
On sait qu’il manquera toujours quelque chose, qu’une portion de l’image sera surexposée et qu’il faudra tricher au développement.
En été, la réalité est crue, elle néglige les nuances et rétrécit le temps.
J’attends l’automne."
Luc Hermant