Discours prononcé au 13
e banquet de la conférence
Scientia offert à M. Eiffel le 13 avril 1889, publié dans
La revue scientifique le 20 avril 1889.
J’ai signé une protestation d’artistes et d’écrivains contre le gigantesque édifice […].
Je n’avais, heureusement, jugé et condamné que par défaut, et devant l’œuvre accomplie et victorieuse, je me sens aujourd’hui plus à l’aise que d'autres pour en appeler de ma propre sentence. L’idée que je me fais de mon art me rend sans doute la conversion plus facile qu’à mes confrères, plus facile surtout qu’aux artistes dont les œuvres s’adressent aux yeux. La poésie, en effet, me semble être, comme la musique, un art où la forme, empruntant le moins possible à la matière, n’est plus, pour ainsi dire, que le frisson même de l’âme. Aussi le poète, à mon avis, peut-il regretter que la tour Eiffel ne caresse pas les yeux sans perdre pour cela le droit ni faillir au devoir d’y saluer une audace magnifique dont la majesté suffit amplement à la satisfaire. Ce colosse rigide et froid peut dès lors lui apparaître comme un témoin de fer dressé par l’homme vers l’azur pour attester son immuable résolution d’y atteindre et de s’y établir.
Voilà le point de vue qui a réconcilié mon regard avec ce monstre, conquérant du ciel. Et quand même, en face de sa grandeur impérieuse, je ne me sentirais pas converti, assurément je me sentirais consolé par la joie fière, qui nous est commune à tous, d’y voir le drapeau français flotter plus haut que tous les autres drapeaux du monde, sinon comme un insigne belliqueux, du moins comme un emblème des aspirations invincibles de la patrie.